Publié le 21/02/2017 à 10:45 | 1REC
Le 20 novembre 2015, le 1er Régiment étranger de cavalerie a scellé son destin à celui du Groupe Michelin afin de resserrer les liens entre les mondes de la Défense et de l’entreprise, à travers un partenariat original. C’est la rencontre de deux identités fortes, entre un fleuron de l’industrie nationale et un régiment de la Légion étrangère de 900 hommes, spécialisé dans le combat des blindés. Cette rencontre s’est enracinée au printemps 2016 lorsque le COMEX du Groupe, entre deux séances de travail, a pu sentir la poudre de nos mitrailleuses, la puissance de nos engins blindés et, surtout, faire la connaissance de Monsieur légionnaire. C’est aujourd’hui à notre tour d’être accueilli, avec autour de moi, l’équipe de commandement du Royal Etranger, dans cette magnifique entreprise française.
Je suis très honoré d’être parmi vous pour apporter un éclairage militaire de colonel servant la Légion étrangère sur le thème de l’action et de la prise de décision dans un contexte d’incertitude. Depuis les écrits de Carl von Clausewitz, grand théoricien de la guerre du XIXe siècle, qui a mis en exergue le brouillard de la guerre, force est de constater que l’incertitude est plus que jamais une réalité. En dépit de l’avènement d’une société de l’information, caractérisée par l’accélération des communications, l’interdépendance accrue des hommes et des organisations, l’immédiateté de l’information et la transparence, le monde reste très incertain, et c’est bien la seule certitude.
Cette évidence, nous la vivons au quotidien dans le milieu de la Défense. Le paradigme de la guerre froide a laissé la place depuis 25 ans à un monde beaucoup plus complexe, adossé à un environnement stratégique façonné par la succession de crises multiformes, voire de surprises du même nom. En témoignent les opérations dans lesquelles la France et son armée ont été engagées depuis 25 ans : des Balkans à l’Afghanistan, de l’Afrique au Moyen-Orient, les conflits et crises se sont succédé sans interruption. La conflictualité contemporaine est polymorphe, hybride. La guerre nous touche désormais sur le sol national dans une forme nouvelle, marquée encore et toujours par l’incertitude.
Pour conjurer cette incertitude, ou tout du moins la réduire, nous, militaires, avons des méthodes pour la gérer et en atténuer les effets. Mon but est de vous proposer des pistes de réflexion sur nos méthodes, en esquissant modestement des parallèles avec le monde de l’entreprise et en illustrant mon propos avec l’expérience du 1er REC en République centrafricaine (RCA) où le régiment a été engagé dans des actions de combat à l’automne 2015. Ce témoignage se veut donc humble et incarné, en réfléchissant à la nature de la relation entre l’incertitude et l’action (militaire), la responsabilité du chef ou du manager, et les méthodes pour gérer sa complexité jusqu’aux situations paroxystiques.
La finalité ultime de l’action militaire est le combat. Toute notre activité est mue par l’impératif de se préparer, de s’instruire et de s’entraîner dans la perspective de l’engagement au feu quand la Nation et l’Etat le demandent. Clausewitz enseigne en effet que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». En d’autres termes, la guerre, l’action militaire, est d’abord un affrontement de volontés.
L’action militaire se réalise toujours dans un contexte incertain, car nous ne savons ni le jour, ni le lieu, où nous emploierons, selon la formule de Max Weber, le « monopole de la violence légitime » ; et par-dessus tout, nous connaissons rarement les intentions précises de l’adversaire, et sa réaction au combat. Toutes les inconnues - le terrain, le moment, le contexte, l’environnement et ses influences - sont des facteurs d’incertitude et de friction ; Clausewitz écrit encore que « toute activité se conduit dans un milieu résistant ». Au cœur de cette notion d’incertitude, nous trouvons l’Homme, avec ses forces et faiblesses, ses paradoxes, bref sa complexité. Or l’Homme, et pour nous le chef militaire, est l’acteur final d’une décision prise en plein brouillard. Tous nos procédés militaires vont donc concourir à le rendre le moins épais possible.
Le soldat, en dépit d’une spécificité singulière, est loin d’être le seul à naviguer dans le brouillard. Ce que nous appelons l’adversaire ou l’ennemi, est pour Michelin la concurrence. Le monde de l’entreprise est également marqué par l’instabilité du macro-environnement. Au-delà des soubresauts de l’actualité, amplifiés par la media sphère, l’incertitude demeure consubstantielle à l’activité humaine, économique, entrepreneuriale. Cette incertitude est aggravée par ce qui caractérise le XXIe siècle : la vitesse comme nouvel impératif catégorique et la sensation d’accélération, la surinformation anxiogène qui aboutit pour les organisations à créer un syndrome de débordement cognitif, la place de l’émotion qui remplace désormais la vérité des faits, et de manière générale une altération du sens que l’on donne à l’activité humaine puisqu’on est désormais appelé à se demander s’il est vraiment utile de travailler !
Pour revenir à la chose militaire, je vais illustrer l’expérience de cette incertitude à travers l’opération Sangaris en RCA. Septième opération militaire dans ce pays depuis 1960, elle a été lancée en décembre 2013 pour faire cesser des massacres ethniques de grande ampleur dans une situation qualifiée de pré-génocidaire. L’armée française a progressivement repris le contrôle de la situation en engageant plus de 2 000 hommes sur le terrain au plus fort de la crise. Les troupes se sont déployées dans l’urgence, dans un contexte marqué par la confusion et une grande complexité, complexité des acteurs locaux, de leurs rivalités ethno-religieuses, de leurs intérêts politiques, complexité de l’environnement et de la géographie, un immense territoire (France et Belgique réunies). La principale conséquence au long des trois années qu’a duré cette opération est que le chef militaire, du niveau stratégique à Paris au niveau tactique sur le terrain, a dû s’appuyer sur des procédés éprouvés pour maîtriser les effets de cette complexité, et de l’incertitude qu’elle génère, et remplir la mission qui consistait, après l’action déterminante pour arrêter les massacres, à accompagner le processus de stabilisation du pays, en donnant la main aux troupes de l’ONU venues relever le contingent français.
Le premier devoir d’un chef militaire est de chercher à diminuer la part d’incertitude dans l’action militaire par une analyse froide des paramètres connus et la gestion de l’information. C’est l’objet de la planification qui permet d’envisager le futur possible, anticiper les aléas et faciliter l’exploitation des opportunités dans la conduite de l’action, car, selon la formule du général prussien von Moltke, « aucun plan de guerre ne résiste au premier coup de canon ». Pour cela, tous les échelons de décision, du niveau stratégique jusqu’au capitaine qui commande son escadron (une centaine d’hommes), utilisent des outils de planification appelés, pour un régiment, la méthode d’élaboration de la décision opérationnelle ou MEDO. Elle structure la conduite d’un raisonnement dont la finalité est la prise de décision en vue de l’élaboration d’une manœuvre, qui aboutit in fine à la rédaction d’ordres opérationnels pour les échelons subordonnés. L’équipe qui participe à ce travail collaboratif de réflexion prépare la décision du chef militaire, en l’occurrence le colonel pour un régiment, en lui proposant plusieurs modes d’action, intégrant l’analyse de tous les facteurs : l’adversaire, les alliés, le terrain, le potentiel de combat des unités, les appuis et ressources disponibles, jusqu’à la météo lors de l’action. La MEDO, travail d’état-major dans lequel chacun à sa place, est suffisamment souple pour être, si besoin, utilisée dans des situations d’urgence, pour adapter la manœuvre militaire à des circonstances nouvelles, non planifiées.
L’un des points remarquables de la mise en œuvre de ce procédé est la connaissance de l’intention de l’échelon supérieur, qui aboutit pour le chef en situation de commander à formuler, à verbaliser sa propre volonté. C’est la notion d’effet majeur, spécificité militaire française, qui consiste à indiquer dans les ordres opérationnels l’effet à obtenir sur l’adversaire, en un temps et un lieu donnés. Produire cet effet garantit le succès de la mission. L’effet majeur est ainsi l’action par laquelle le chef saisit l’initiative. Cette notion est fondamentale car le chef militaire s’engage sans ambigüité pour permettre au subordonné de comprendre son rôle dans l’action d’ensemble. La connaissance de l’intention du chef est ainsi un point clé pour comprendre l’esprit d’une mission à remplir, avec des moyens alloués dans un cadre espace-temps donné.
D’autres facteurs concourent à l’atténuation de l’incertitude : la recherche du renseignement et plus largement la connaissance fine de la géographie et de l’histoire militaire. Dans cet ordre d’idée, Napoléon disait à Gourgaud : « la guerre est un art singulier, je vous assure que j’ai livré soixante batailles ; je n’ai rien appris que je ne susse dès la première ».
Parmi les facteurs de supériorité opérationnelle, l’agilité est cruciale en tant que capacité permanente à répondre à l’évolution de l’environnement, faire face au changement, à la surprise, sans risquer l’effondrement du plan militaire ou des pertes. C’est le cas en opérations par exemple quand on passe brutalement d’un contexte apaisé de normalisation à une situation de crise, coercitive, marquée par des actions de combat, comme cela a été le cas en RCA pour le régiment.
La planification, le renseignement, l’adaptation ou l’agilité permettent ainsi d’atténuer les effets de l’incertitude et, si possible, de la créer chez l’adversaire.
Mais les procédés militaires ne sont pas inédits. Le monde de l’entreprise pratique l’analyse stratégique depuis longtemps. Les écoles de commerce enseignent de nombreuses méthodes, comme le modèle SWOT ou celui de Porter. Ces modèles permettent de tirer des conclusions, déterminer les facteurs clés de succès, à partir d’une analyse partagée et itérative du macro-environnement : les facteurs démographiques et les mutations sociologiques, l’environnement économique, les facteurs politiques, les contraintes réglementaires, et bien sûr dans une entreprise comme Michelin, l’importance de l’évolution technologique qui oriente la compétitivité des produits. L’analyse sectorielle est indispensable pour disposer d’une juste appréciation de situation sur le positionnement de l’entreprise dans la filière économique, avec ses forces et ses faiblesses, pour faire face à la concurrence, en particulier aux « nouveaux entrants » susceptibles de mettre en œuvre une stratégie de différenciation pour prendre des parts de marché. D’où l’importance d’une stratégie permettant de partager une vision sur l’avenir de l’entreprise, et orienter l’action des collaborateurs pour rechercher un avantage concurrentiel significatif et durable.
Une mention sur les outils : le tout-technologique et le tout-connecté (numérisation de l’espace de bataille) ne dissipent pas l’incertitude et ne suppriment pas le phénomène de friction ; c’est une tentation permanente, y compris au sein de la Défense, car la machine, pense-t-on parfois, réduit le risque à zéro. Les promoteurs de la stratégie aérienne intégrale pensent que l’avion ou l’hélicoptère seuls permettent de gagner des guerres en faisant plier l’adversaire uniquement à partir du ciel. Les promoteurs de la révolution dans les affaires militaires aux Etats-Unis pensent que la network-centric warfare permet d’acquérir la supériorité opérationnelle par une parfaite maîtrise de l’information. Dans le monde de la finance, si le trading algorithmique permet des millions d’opérations financières par jour, le facteur humain, la psychologie de l’Homme restent responsables de l’incertitude. Cette dernière nous a menés en 2008 au bord d’une rupture systémique à partir du moment où l’on ne savait plus où se nichait le risque et qu’on avait oublié que des facteurs non rationnels, comme la confiance - ou son absence d’ailleurs - orientaient aussi les comportements.
J’aborde enfin un principe presque sacré de l’action militaire : il s’agit des réserves. La constitution et l’emploi de la réserve est une responsabilité essentielle du commandement. L’absence de réserves limite la liberté d’action du chef militaire, qui sans ressources dédiées et non engagées dans l’action immédiate, ne peut agir face à l’imprévu, risquant l’effondrement stratégique, comme par exemple en 1940 lorsque les Allemands ont percé le front à Sedan. L’histoire militaire regorge d’exemples de défaites parce qu’il n’y avait plus de réserves. Ce principe s’applique au monde de l’entreprise une nouvelle fois. L’entreprise a besoin de réserves pour faire face aux variations de charge du carnet de commande, mais aussi pour saisir les opportunités du marché, en investissant rapidement pour prendre de vitesse un concurrent.
Du renseignement, des outils de planification, des réserves : voilà quelques pistes de réflexion qui permettent de gérer l’incertitude.
Pour illustrer ce propos, je m’appuie encore sur l’opération Sangaris pour évoquer cette fois le mandat du 1er REC en 2015. Quelques éléments de contexte : cette mission de cinq mois en RCA était initialement l’un des derniers mandats de l’opération puisqu’un processus électoral devait mettre en place un gouvernement légitime et la France ambitionnait de donner rapidement la main aux troupes de l’ONU pour se désengager du théâtre d’opérations. Pour des raisons peu rationnelles, un incident ethnique dégénère à Bangui à la fin de l’été et la capitale est rapidement à feu et à sang. On dénombre plusieurs dizaines de morts en quelques heures. Les troupes de l’ONU, rapidement dépassées, demandent le concours des troupes françaises, lesquelles se retrouvent très rapidement engagées dans des actions de combat. Il y aura plusieurs blessés dans les rangs des légionnaires et la crise, le pic de fièvre, va durer un mois.
Quels sont les enseignements ? L’environnement sécuritaire à Bangui a changé très rapidement. Les légionnaires sont passés d’un contexte de stabilisation, où l’action politique prenait le pas sur les opérations militaires, à des actions de combat, de guerre. Il a fallu concevoir des opérations sous forte contrainte de temps et avec peu de renseignements fiables face à un adversaire dissimulé au sein de la population, versatile et déterminé. L’application des méthodes de planification, qui avait été répétées collectivement plusieurs fois, une compréhension claire et lisible de la volonté du chef, ont permis de remplir la mission, c’est-à-dire poser les conditions d’un retour au calme en montrant la détermination de la France par un usage maîtrisé de la force.
Concrètement, au plus fort de la crise, le 29 septembre 2015, alors qu’un quartier entier de Bangui était aux prises de violents combats et qu’une grande confusion régnait malgré du renseignement obtenu par la troisième dimension, j’ai estimé nécessaire, dans ma fonction de chef de corps, de descendre rapidement dans l’arène, aller sur le terrain pour apprécier la situation et donner des ordres de conduite aux unités. L’action décentralisée, aux ordres de chefs tactiques au contact, a permis de reprendre l’initiative et rétablir le calme dans la capitale, après avoir mis l’adversaire en déroute par le feu.
Je retiens de cette opération le rôle clé des jeunes cadres de contact, le capitaine qui commande son unité, le chef de peloton à la tête d’une vingtaine de légionnaires, et même le chef d’engin ou le chef de groupe, tous responsables d’une part de l’exécution de la mission, y compris dans la maîtrise du feu. La responsabilité et l’autonomie des jeunes cadres ont été déterminantes pour le succès de la mission, évitant, malgré la confusion et le fracas des armes, des pertes collatérales parmi la population.
L’Homme et ses paradoxes sont au cœur de la réflexion sur l’incertitude. « L’homme est l’instrument premier du combat » écrivait le colonel Ardant du Picq, tué à la tête de son régiment en 1870. Je termine donc par une réflexion sur les qualités du chef, du manager. Quelles sont-elles et comment peuvent-elles contribuer à diminuer l’incertitude ?
Parmi les ressorts du commandement, le premier est l’application d’un juste exercice de l’autorité, et en miroir, l’exercice de l’obéissance qui ne se fait que si l’autorité est ajustée, à plus forte raison quand la spécificité militaire porte en elle l’acceptation du sacrifice ultime. En d’autres termes, l’autorité militaire est pleinement efficace lorsqu’elle est librement acceptée par une adhésion naturelle, même si parfois le chef doit aussi savoir imposer une décision difficile. Ainsi, la confiance est le fondement du commandement.
Le principe de subsidiarité est également essentiel car il facilite la prise d’initiative, tout en s’assurant que l’esprit général de la mission est compris. Qu’entend-on par subsidiarité ? Dans les pas de Saint Thomas d’Aquin, le chef militaire a une vision de l’exercice de l’autorité qui s’enracine dans les plus petits échelons de commandement. Ainsi, un chef conçoit les ordres et en contrôle l’exécution, mais il doit laisser au subordonné sa liberté maximale d’appréciation pour prendre la bonne décision. La confiance joue donc un rôle clé. Napoléon disait déjà que « le commandement en chef ne doit indiquer que la direction générale, déterminer simplement les buts à atteindre ; quant aux moyens à employer pour y parvenir, ils doivent être abandonnés au libre choix des organes d’exécution, sans quoi le succès est impossible ». On cherche ainsi une conception centralisée et une exécution décentralisée. C’est tout le sens de la notion d’effet majeur.
Ces réflexions ne sont pas propres au cercle militaire. Les principes universels, autorité ajustée, confiance et subsidiarité s’appliquent à l’entreprise en mettant l’homme et sa responsabilité au cœur du projet de l’entreprise contre les logiques de performance désincarnée ou de financiarisation à outrance. Ainsi, le seul fait pour un chef de s’intéresser avec bienveillance et respect à ses subordonnés, qu’ils soient légionnaires ou employés sur une chaîne de montage suffit à accroître leur motivation et leur productivité. Le brouillard des relations humaines difficiles tend alors à se dissiper donnant ainsi raison à Marcel Mauss qui disait que « sans don, il n’est pas d’efficience possible ».
Cela m’amène à évoquer quelles doivent être les qualités propres du chef, du manager pour actionner avec succès les leviers de management. Je ne vais pas faire le panégyrique du chef militaire et de son action. De très nombreux ouvrages traitent de ce sujet depuis Alexandre le Grand. Je souhaite m’attarder sur quelques qualités que je cherche à développer au sein du régiment ; elles concourent directement à la dissipation de l’incertitude.
La qualité la plus évidente est le courage, socle des vertus militaires, dans toutes ses dimensions, intellectuelles, morales et bien entendu physiques. C’est le courage de prendre une décision - parfois difficile - et de l’assumer, mais c’est aussi l’acceptation d’un risque mesuré ou raisonnable. A cet égard, le principe de précaution agit comme un stérilisateur de l’action devenant cette mécanique froide, qui jouant sur la peur, érige comme principe ultime de ne rien faire pour ne pas se tromper.
L’aptitude à l’initiative et à la prise de risque est essentielle pour l’homme d’action. La formule de Danton « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » fait sens quelle que soit l’organisation à laquelle on appartient. Le décideur doit favoriser l’initiative des échelons subordonnés, au plus petit niveau de commandement ou de management, dans une logique de responsabilisation, et encourager la prise de risque assumée, ce qui n’est que l’application du principe de subsidiarité.
Le triptyque de l’action bien connu, savoir, vouloir, pouvoir est comme le triangle du feu. Si l’un des éléments manque, l’action ne peut se réaliser. Parmi les trois, je place la volonté, principale force morale, et ses sœurs la ténacité, la détermination comme prépondérantes. La volonté est le ressort qui permet, comme l’indique Clausewitz, d’avoir « la capacité à conserver son esprit dans les moments de stress exceptionnels et d’émotion violente ».
Dernière qualité et non la moindre : l’amour de ses hommes et le souci permanent de les faire grandir ; c’est notre part de responsabilité dans l’exercice de l’autorité. Ce souci des hommes duquel naît la confiance permet de façonner ce qu’on appelle dans l’armée l’esprit de corps, une culture partagée qui forge la cohésion du groupe, ce qu’on appelle plus communément la fraternité d’armes, aboutissement affectif de l’expérience commune dans le travail, dans l’effort et parfois dans la mort. Cette affection due à nos subordonnés se concrétise par le souci d’aller chercher le plus « pauvre » de nos frères d’armes au sens du plus dépendant. Le meilleur manager n’est-il pas celui qui va chercher ses collaborateurs qui s’égarent ?
Ainsi, « créer le navire, ce n’est point tisser les toiles, forger les clous, lire les astres mais bien donner le goût de la mer » écrivait Antoine de Saint-Exupéry. Ultimement, le rôle du chef est de donner du sens à l’action. C’est sa première responsabilité et elle est majeure pour conjurer l’incertitude car il ne répond pas à la question du « comment ? », mais à la question du « pour quoi ? ». Le manager a cette responsabilité d’inscrire dans le temps long l’histoire, le « métarécit » de son entreprise. Le cap donné dissipe le brouillard de l’avenir et atténue la complexité de l’environnement.
Je vous propose pour conclure une vidéo qui n’a rien d’un film hollywoodien*, mais qui va nous ramener dans la réalité de notre quotidien opérationnel et vous faire sentir un peu le contexte d’une situation dégradée, incertaine. Il s’agit du film d’une patrouille de légionnaires après trois jours de crise à Bangui, sachant qu’il y a déjà eu plusieurs dizaines de morts parmi la population dans des heurts principalement ethniques. Ce film, au-delà du caractère un peu agressif et versatile de la population, montre ce à quoi le chef, un jeune officier ou un sous-officier, peut être exposé en termes d’incertitude. Il est au départ difficile de savoir si la patrouille va juste se faire insulter, recevoir des cailloux ou être sous les tirs de Kalachnikov. Le chef tactique aura peu de temps pour apprécier la situation et prendre la décision. Seule sa préparation opérationnelle et ses qualités propres de meneur d’hommes l’aideront à prendre - peut-être - la meilleure décision.
Mon rôle de chef de corps est de préparer le 1er REC à l’engagement opérationnel, au combat le cas échéant. Pour cela, il faut une organisation robuste, des outils performants et des hommes entraînés selon une doctrine d’emploi ; ce sont des aspects techniques, essentiels pour vaincre l’adversaire. Mais, je considère que ma responsabilité est avant tout de former des chefs capables de commander dans l’incertitude. Même si les outils apportent une grande plus-value, la prise de décision ne pourra jamais totalement intervenir au terme d’un processus normé ou d’un calcul mathématique. Elle exige aussi de l’intuition, une capacité à saisir l’essence d’une situation dans toute sa complexité, ce qu’on appelle plus simplement le coup d’œil du chef. C’est la force des grands capitaines que d’être capables d’agir malgré l’incertitude et l’imprévu.
Par le Colonel Valentin Seiler,
Chef de corps du 1 REC
*Vidéo d’un convoi pris sous le feu à Bangui en Septembre 2015 lors de l’opération Sangaris.
| Ref : 546 | Date : 21-02-2017 | 23622