Képi-Blanc Magazine est parti à la rencontre de Marcelino Truong pour parler de sa dernière bande dessinée (300 pages !) sur l'Indochine. Une interview dense et intéressante où l'auteur se livre, parle de son pays d'origine, de son roman graphique.
La mèche rebelle, Marcelino Truong a bourlingué un peu partout : Philippines, Angleterre, Vietnam, États-Unis, France. Il tient son prénom d’une rue de Manille où il est né en 1957, au cours d’une affectation de son père Trương Bửu Khánh, alors diplomate de la République du Vietnam. L’ancrage breton de sa mère affirme si c’était nécessaire le goût du grand large (il fera d’ailleurs son service militaire dans la Marine Nationale). En 1961, il retrouve le Vietnam. Son enfance saigonnaise est tourmentée : le CEFEO est déjà parti depuis six ans, la Fédération Indochinoise a explosé et son pays se trouve coupé en deux au niveau du 17e parallèle. Une guerre civile entre Vietnamiens a pris le relai de celle des Français, les Viêt-Minh étant devenus des Viêt-Cong.
Pour lui, ce sont des souvenirs de bruits d’hélicos, de blindés dans la ville, de Douglas AD Skyraiders dans le ciel ; une expérience de guerre où la peur n’était jamais très loin. Jeune homme, il rejoindra Paris. Diplômé de Science Po et détenteur d’une agrégation d’anglais, il décide à 26 ans de ne s’encombrer que d’une palette et de pinceaux : il sera artiste. Ses romans racontent la vie de sa famille pendant la guerre du Vietnam au Vietnam, puis en Occident (Une si jolie petite guerre en 2012 et Give peace a chance en 2015). À 66 ans aujourd’hui, installé dans la cité corsaire de Saint-Malo, il est un illustrateur, un auteur BD et peintre reconnu.
Son dernier opus, 40 hommes et 12 fusils (Éditions Denoël), une BD de quelques 300 pages, nous plonge dans l’époque charnière où l’Indochine française tentait de donner la main à l’État associé du Vietnam (Bảo Đại). L’histoire est celle d’un jeune artiste-peintre vietnamien, engagé malgré lui comme bộ đội de l’Oncle Hô, entraîné et endoctriné en Chine maoïste, puis affecté à une unité de propagande. Nous suivons cet artiste-combattant jusque dans les tranchées de Điện Biên Phủ. Une fiction à l’angle d’attaque original, car la guerre y est observée chez ceux d’en face, dans les rangs du Viêtminh. Sans nier l’héroïsme du petit peuple vietnamien, Truong est sans complaisance pour les excès d’un État communiste clairement totalitaire, très souvent dépeint sous un éclairage bien trop romantique.
Vos BD précédentes parlaient de votre enfance à Saigon. Votre nouveau roman graphique, sur les pas du jeune artiste Minh, débute à Hanoi. Une manière de prendre de la distance par rapport à votre récit personnel, de souligner la fiction ?
Oui, j’avais envie de sortir de ce qu’on appelle l’autofiction, ou l’autobiographie. La fiction permet des tas de choses. On y est beaucoup plus libre. On n’est pas obligé de coller à la réalité d’une biographie. On peut créer des personnages composites rassemblant des traits, des vécus, empruntés à droite à gauche à des figures ayant réellement existé. Mon roman graphique est une fiction s’appuyant sur une très solide documentation, et on peut donc parler à son propos de faction. C’est un mot anglais décrivant un genre artistique alliant les faits vérifiés - facts -à l’invention - fiction. Cela dit, le récit personnel ressurgit bien souvent, malgré tout, car on a tendance à mettre un peu de soi dans ses personnages. Pour écrire ce récit, je me suis souvent demandé comment j’aurais agi dans les mêmes circonstances.
En 1962, Jean Lartéguy écrivait son roman « La mal jaune » sur Hanoi et Saigon, villes métisses, sensuelles et violentes. Il décrit la nostalgie amoureuse de ce ceux qui ont fréquenté ces villes. Parmi eux les légionnaires qui « ont fait l’Indo », personnages déracinés ayant trouvé là-bas un port d’attache. Vous avez croisé d’anciens légionnaires - Noinin, Denoix de Saint Marc, Gusic - qui vous ont marqué, avec qui vous avez parlé de l’Indochine. Quelle analyse portez-vous sur ce sentiment qui dépasse la trop simple rêverie exotique ?
Il n’y a en effet une longue histoire commune entre le Vietnam et la Légion Étrangère. On peut même parler d’une histoire d’amour passionnel: le fameux "mal jaune" a souvent tourmenté les anciens d’Indochine, à la manière d’une maladie d’amour. Je comprends ce mal jaune, fait de nostalgie pour un beau pays que les Occidentaux ont beaucoup aimé et où ils sont aujourd’hui très bien accueillis. Au cours de ma vie, j’ai plusieurs fois rencontré des anciens de la Légion. Au premier abord assez réservés, ces taiseux s’enflammaient volontiers quand ils apprenaient que j’avais des origines vietnamiennes.
Quand j’avais 10 ans, j’allais en vacances dans un village de Charente, ma grand-mère française étant originaire de la campagne près d’Angoulême. Un jour, le marronnier surplombant la maison ayant besoin d’un élagage, ma grand-mère fit appel à un voisin du hameau, M. Noinin. Arriva un monsieur râblé et sec, les bras couverts de tatouages. Pendant une matinée, nous travaillâmes dans le vrombissement de sa tronçonneuse. Je courais partout, en ramassant les branches et les bogues éparses. Mon activité industrieuse avait dû lui plaire et il me demanda de quelle origine j’étais. J’avais le type très asiatique, étant jeune. Quand je lui expliquai que j’étais d’origine vietnamienne, on ne peut pas dire qu’il ait souri, mais il s’est considérablement animé:
⁃ "Roh, j’ai fait deux séjours au Tonkin. Sept ans en tout! J’aime bien les Vietnamiens. Je vivais comme eux, en pantalon noir. Je mangeais comme eux… Ah, la soupe chinoise !"
Il s’est tellement enthousiasmé qu’au bout de la séance, il ne restait plus grand-chose du marronnier, et ma grand-mère fut assez dépitée ! Le lendemain, je suis passé chez M.Noinin, car il voulait me prêter des livres sur la Légion. Son épouse peignait à la main des assiettes pour la manufacture de porcelaine de Limoges et, dans leur cuisine, y avait au mur un cadre contenant toutes ses décorations. C’est grâce à M. Noinin que j’ai pu lire Par le sang versé de Paul Bonnecarrère, un ancien journaliste d’Indochine. Je me souviens aussi qu’il m’avait prêté le témoignage de Pierre Sergent, Ma peau au bout de mes idées, un ouvrage plus politique dont le sens a dû en grande partie m’échapper. Ce fut ma première rencontre avec un légionnaire. Un sous-officier rugueux, mais dont on devinait que s’il vous avait à la bonne, il devenait un fidèle ami pour toujours.
Bien plus tard, étant un jeune adulte, j’ai eu l’honneur de converser au téléphone avec Hélie Denoix de Saint-Marc. Je connaissais son petit neveu, Laurent Beccaria. Laurent avait écrit un beau livre sur son grand oncle, paru aux éditions Perrin, une sorte de plaidoirie expliquant les choix controversés de son aîné. Ce nom de chevalier médiéval ne m’était pas inconnu, car j’avais lu d’autres textes sur la Légion, où Saint-Marc était une figure légendaire. Avec Beccaria, nous avions formé le projet de raconter en bande dessinée un moment fondateur de la vie d’Hélie de Saint-Marc, l’épisode tragique du poste de Tà Lùng, dans la Haute-région de l’est du Tonkin, non loin de Cao Bằng. Jeune lieutenant, Saint-Marc avait commandé un poste isolé à la frontière de Chine. Il avait recruté une centaine de partisans en leur affirmant que la France resterait à leurs côtés, quoiqu’il arrive. Puis vinrent les premières grandes offensives du Việt Minh, lors de la campagne des frontières de la fin 1950… La plupart d’entre vous connaissent la suite. Vous savez les répercussions profondes de ce traumatisme dans la vie d’Hélie de Saint Marc. Ce projet ne vit jamais le jour. Cependant, Laurent Beccaria m’ayant confié le numéro de téléphone de son grand-oncle, je n’avais pas résisté à l’envie d’appeler cette grande figure militaire française. Grâce à ses livres, Saint-Marc avait alors obtenu une sorte de réhabilitation et il sillonnait la France pour parler de son parcours tumultueux. Il appelait cela son « Barnum ». À l’époque, je discutais aussi parfois avec une figure extrêmement contestée, George Boudarel. Soucieux d’entendre tous les points de vue, tous les témoignages possibles sur ce conflit, je ne voulais pas me limiter à un seul camp politique. Il me semblait nécessaire d’entendre tous les sons de cloche. Le fait d’avoir de la famille vietnamienne m’avait habitué à avoir des parents dans les deux camps, car les conflits jalonnant le chemin vers l’indépendance du Vietnam furent des guerres civiles. On l’oublie trop souvent. Contrairement à ce que l’on a souvent bêlé en choeur, « tout le Peuple » n’était par pour Hô Chí Minh. Si les élites vietnamiennes rêvaient d’émancipation, elles étaient partagées quant à la coloration politique de cette indépendance. Celle-ci serait-elle bleue ou rouge ? Lorsque j’ai avoué à M. de Saint Marc que j’étais en contact avec Georges Boudarel, il m’a répondu que ce nom lui faisait l’effet d’un chiffon rouge. Il aurait accepté que George Boudarel prenne les armes contre le CEFEO, mais il trouvait impardonnable que celui-ci ait activement participé à l’univers concentrationnaire du Viêtminh. Il a rajouté qu’il allait partir en voyage pendant un certain temps et que je ne pourrais pas le joindre. Je me suis souvent demandé si ce n’était pas là un prétexte pour m’éloigner. Ceci dit, il devait être assailli d’appels, à cet époque. Quelques temps plus tard, je suis tombé sur le roman d’Alexandre Soljenitsyne, Une Journée dans la vie d’Ivan Desinovitch, un récit fortement autobiographique sur l’existence misérable des forçats du goulag stalinien. Ce livre me fit réfléchir aux propos d’Hélie de Saint-Marc, et je lui écrivis une carte en lui demandant de m’excuser de l’avoir heurté par mes propos, car à la lecture de ce livre sur le goulag soviétique, je comprenais enfin sa réaction à l’évocation du nom de l’ancien ré-éducateur du camp 113. Je reçus le surlendemain une carte écrite très soigneusement de sa main où Saint-Marc me disait que mon mot lui était allé droit au coeur. J’ai conservé sa carte quelque part et je la retrouverai un jour. L’essentiel, à mon sens, ce qui compte dans le témoignage d’Hélie de Saint-Marc, c’est le message d’humanité. Il nous dit : défiez-vous de tout ce qui peut ressembler à une univers totalitaire - qu’il soit de droite ou se dise de gauche - car c’est la fin de tout humanisme.
La troisième figure marquante de légionnaire fut celle de l’adjudant-chef Salih Gusic. En 2010, j’ai rencontré M. Gusic à Paris, à l’occasion de la présentation d’un ouvrage rassemblant des témoignages d’anciens du Việt Minh à Diên Bien Phủ, intitulé Ceux d’en face. Ce livre est un condensé d’un opus plus vaste, publié en 2014 au Vietnam, où sont recueillis les récits d’environ trois cents anciens combattants de Điện Biên Phu, hommes et femmes. J’étais alors déjà à la recherche de récits racontant la vie quotidienne des bộ đội de l’oncle Hồ, mais les livres sur le sujet étaient rares et trop souvent rédigés dans cette épaisse langue de bois communiste rendant les narrations si rébarbatives. À la fin de la présentation, voyant un homme déjà bien grisonnant, très soignée de son apparence, portant un blazer bleu marine, un gilet vert boutonné très haut et une cravate où il me semblait distinguer des corolles de parachutes, je me suis présenté à lui. Il m’a expliqué qu’il était un ancien des bataillons étrangers de parachutistes. Nous avons convenu de nous retrouver pour discuter de son expérience de l’Indochine et de la Légion. Quelques temps plus tard, je me suis rendu dans son quartier de Courbevoie, où il avait tenu à me donner rendez-vous dans un restaurant chinois. Plus tard, chez lui, il a sorti à ma demande des documents anciens. C’étaient des plans, des photos aériennes et des instructions tapuscrites, rédigées en préparation d’une opération aéroportée non loin de Lào Cai, à la frontière de Chine. De mémoire, il s’agissait d’aller prêter main forte à un certain capitaine Guy Bazins de Bezons. Il m’a montré quelques photos anciennes, dont un cliché où l’on reconnaît le légendaire capitaine Raffalli. On apercevait dans un placard, une tenue de saut léopard, un casque USM1 avec son filet de camouflage, ainsi qu’un sac à dos vert khaki. L’adjudant-chef Gusic était courtois et distingué. C’était l’un de ces sous-officiers d’élite, surnommés les Maréchaux de la Légion. Avons-nous parlé du « mal jaune »? Je ne crois pas, mais tous ces hommes étaient des passionnés du Vietnam, de ses paysages grandioses, de ses populations affairées et rieuses, et certainement des femmes de ce pays, bien qu’ils ne les aient pas évoquées en ma présence.
Comment travaillez-vous vos dessins ; quelles sont vos sources d’inspiration pour leur donner une telle véracité ?
Oh la la ! Pour faire simple, disons que le dessinateur BD doit savoir faire feu de tout bois. Il est une sorte d’homme-orchestre, tout à la fois scénariste, réalisateur, décorateur, costumier, directeur du casting, ensemblier, caméraman, scripte, etc… et il passe aussi le balai dans l’atelier en fin de journée. Il faut une bonne documentation.
Une bonne documentation vous permet d’atteindre un grand vérisme. Quand on choisit de traiter un sujet historique, il est d’autant plus nécessaire de se documenter. Certains auteurs renâclent face à ce travail de documentation, cette tâche leur semblant fastidieuse, et ils considèrent parfois le réalisme comme un frein à leur inventivité. Personnellement, tout ce travail m’intéresse, car j’y apprends beaucoup de choses et puis j’ai observé que la réalité était souvent bien plus belle que tout ce que je pouvais imaginer avec mes pauvres moyens. Mon imagination intervient peut-être dans les procédés que je trouve pour raconter mon histoire. Cela fait des années que je m’intéresse à la question du Vietnam. Déjà en famille, nous avions des tas de livres sur le Vietnam, sa culture et son histoire. Cela fait des lustres que je me documente par tous les moyens sur mon sujet. J’ai lu des dizaines de livres, interrogé des tas de gens. J’ai fait des voyages pour me rendre sur les lieux, notamment dans la Haute région de l’ancien Tonkin et sur le champ de bataille de Điện Biên Phủ. J’ai visité les musées; visionné documentaires et films de fiction; fouiné sur la toile en menant des recherches en français, en anglais, en allemand et en vietnamien. Internet est un énorme atout aujourd’hui ! Cela simplifie énormément les recherches. On trouve vraiment bien de choses qui, autrefois, étaient dispersées dans plusieurs livres.
Pourquoi ce titre : « 40 hommes et 12 fusils » ?
40 hommes et 12 fusils, c’est la composition d’une unité de propagande armée, c’est-à-dire l’unité de base de l’Armée du peuple, créée en 1945 par le général Giáp et ses compagnons. Chez les communistes, le combat politique a la préséance sur la lutte armée. La guerre révolutionnaire s’attache beaucoup plus à conquérir les esprits que des territoires géographiques. Les détachements de propagande armée étaient donc composés d’une quarantaine de saltimbanques : écrivains, poètes, journalistes, musiciens, chanteurs, comédiens, photographes et danseurs, encadrés par une douzaine de soldats bien armés. L’armement de cette escouade était censé impressionner la population et lui donner confiance en son armée. Ce détachement armé avait un autre fonction plus sinistre.
Son rôle était de surveiller la population lorsque l’unité de propagande se rendait de village en village en repérant les tièdes ou pire, les opposants, pour procéder sans autre forme de procès à leur élimination physique ! L’unité de propagande était donc chargée de faire le ménage et aussi, bien entendu, de faire passer les messages du parti sous forme de harangues, de cours politiques, de spectacles de chant, de danse ou de théâtre, en organisant des expositions d’affiches ou de dessins de propagande, ou en projetant des films à contenu politique. Toute représentation artistique avait un but politique. À aucun moment, il ne s’agissait de pur divertissement.
Le détachement de propagande était donc un outil de prosélytisme occupant une place fondamentale dans l’organisation communiste. Bien souvent, l’unité de propagande précédait les forces armées. Tous les systèmes totalitaires ont recours à ce genre de structure. Dans l’univers totalitaire, il n’y a pas d’information libre et tout événement culturel a pour but de former les esprits et non de les informer. L’UPA est l’outil itinérant, conçu pour modeler les esprits. Giáp était un grand admirateur de Napoléon et de la Révolution française. Un cocktail détonnant!
Il y a un côté terriblement militariste chez les communistes vietnamiens (et ailleurs), qui est souvent mis en sourdine à l’étranger, mais il suffit d’ouvrir les yeux pour le voir. Il régnait au sein du Việt Minh une conception ambivalente de la révolution. Sa propagande faisait très largement appel à l’idéalisme et au romantisme de la jeunesse, mais simultanément, la méthode vietminh était d’appliquer sans hésitation les moyens les plus expéditifs pour éliminer toute opposition.
Pensez-vous que votre dernier roman « 40 hommes et 12 fusils », son angle résolument atypique, aurait eu le même succès médiatique s’il avait été édité dans les années 68 en France ? Vous mettez dans la bouche de votre héros les mots suivants « quand je dessinais, je sentais que mon travail avait un côté apaisant », n’est-ce pas un début de réponse ?
Vous faites sans doute allusion à l’antimilitarisme très répandu dans mouvement de mai 68 et au climat généralement très favorable aux expériences socialistes et même maoïstes que l’on associe cette époque en France. En effet, on observait à cette époque une grande suspicion de la jeunesse de gauche envers l’armée et beaucoup d’autres institution comme l’église, l’école, l’entreprise, la famille, ou même l’État tout court. Curieusement, ce désamour d’une partie de la jeunesse pour les institutions en Occident, s’accompagnait d’une empathie démesurée pour des régimes politiques marxistes où l’armée, la doctrine marxiste et l’État-parti occupaient l’avant-scène.
Cependant, je crois qu’on fait beaucoup trop de cas du mai 68 français, car la même chose s’est produite dans d’autres pays occidentaux n’ayant pas connu semblable révolte ou soubresaut politique. Je vivais en Angleterre à cette époque, et j’ai vraiment été témoin de l’éclosion de la contre-culture pop, commençant à se développer au début des années 60. Il s’est produit en Angleterre et en Occident un soubresaut au moins aussi important que celui de mai 68 en France. Le mouvement de contre-culture pop était peut-être moins gauchiste et politisé qu’en France, mais on a assisté ailleurs en Occident à la même remise en cause des institutions, au même antimilitarisme, et bien souvent à la même empathie pour les expériences socialistes de l’étranger, où l’herbe paraissait toujours plus verte.
Si mon livre était sorti dans les années 70, et même 80, je pense qu’il aurait reçu un accueil plus mitigé. Pendant la guerre du Vietnam, qui fut un cheval de bataille pour bien des mouvements politiques à l’origine de mai 68 en France ou de la contre-culture pop dans le reste du monde occidental, la jeunesse occidentale était soit pacifiste, soit montrait une grande empathie pour le Nord-Vietnam de l’oncle Hồ, présenté comme une victime de l’impérialisme et du complexe militaro-industriel américains. Le conflit du Vietnam était perçu comme le combat de David, contre Goliath, d’un pays sous-développé contre une grande puissance capitaliste, des Lilliputiens contre Goliath. Le communisme avait atteint le sommet de sa popularité dans le monde, car même si l’étoile de Moscou déclinait en raison des répressions brutales des soulèvements de Budapest et de Prague, il y avait toujours l’étoile montante de la Chine maoïste, le prestige du Vietnam, vainqueur de l’impérialisme occidental en 1954, et l’expérience cubaine de la revolucion sous les cocotiers, avec en bonus un lider sex-symbol en la personne de Che Guevara. Il a fallu attendre les années 80 -90 et les révélations sur le génocide des Khmers rouges, l’exode massif des boat-people du Vietnam, l’effondrement du mur de Berlin et la chute du mastodonte soviétique, pour que le prestige du communisme en prenne un coup.
C’est seulement maintenant qu’il est possible de faire réfléchir ceux qui ne savent pas encore la vraie nature des régimes totalitaires à parti unique, qu’ils soient de droite ou qu’ils se disent de gauche. Beaucoup de gens en France ont entretenu une idée très romantique, presque lyrique, du national-communisme vietnamien. Souvent, ils étaient mus par une sorte de bonne volonté, une bienveillance, envers les anciens pays colonisés. Ils croyaient défendre le faible contre le fort, le gentil contre les méchants. Au nom de la lutte antifasciste, une partie de l’Occident a longtemps soutenu des régimes totalitaires n’ayant rien à envier à leurs rivaux nazi et fasciste. Pendant longtemps, critiquer le communisme vous valait immédiatement une étiquette de facho. Il y a encore deux poids, deux mesures en la matière. Un exemple : vous pouvez avoir un magnet à l’effigie de Mao par Andy Warhol sur votre réfrigérateur, et personne ne trouvera rien à y redire. Cool ! En revanche, remplacez cet aimant par un portrait d’Hitler, et vos amis s’inquiéteront à juste titre de vos lectures. Il y a donc une grande indulgence face à la tyrannie des régimes communistes, sans doute tout simplement parce que cette oppression s’est exercée dans des pays géographiquement lointains et aux cultures très étrangères.
Les anciens pays du bloc communiste ont une vision plus réaliste du danger des tyrannies totalitaires, car elles ont subi tour à tour le nazisme, le fascisme, et ensuite le national-soviétisme. J’espère que ce livre ouvrira les yeux de certains lecteurs, car, sans nier une seule seconde l’héroïsme du peuple vietnamien- héroïsme présent des deux côtés du champ de bataille, car il s’agissait bien d’une guerre civile- je crois qu’il faut prendre conscience du fait que l’héroïsme et même le martyre d’un peuple ne justifient ni ne légitiment l’État totalitaire ou autoritaire qui règne sans partage sur une nation. C’est pour ça qu’un homme comme le légionnaire Hélie de Saint-Marc apporta une expérience précieuse, car il avait vécu, ou plutôt survécu, à l’univers concentrationnaire nazi et en connaissait la nature mortifère. Ce même homme avait pressenti la nature oppressive du régime national-communiste vietnamien. Et les témoignages de ses nombreux camarade ayant subi la captivité dans les camps viêts n’avaient fait que que confirmer son intuition. Lui savait que nous avions affaire là à un système totalitaire liberticide.