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Des romans et des hommes, par Etienne de Montety

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| 03 Mars 2021 | 6565 vues

Étienne de Montety est journaliste au Figaro et écrivain. Il est l'auteur de "La grande épreuve" qui a obtenu le Grand-Prix du roman de l'Académie française en 2020. C'est comme légionnaire de 1re classe d'honneur qu'il écrit, dans le magazine des légionnaires "Képi Blanc". Il livre les raisons de son attachement à la Légion étrangère.   

Ce faire-part de décès paru récemment dans la presse m’a fait rêver : “Enfant caché pendant la guerre par la Résistance française et des Justes, il participa très jeune à reconstruire une famille pour honorer son père émigré polonais engagé volontaire dans la, Légion étrangère de l’armée française en, reconnaissance pour son pays d’accueil”.

“Émigré polonais engagé volontaire dans la Légion étrangère”… J’imagine un jeune homme, au “nom difficile à prononcer”  (Aragon) frappant en 1939 à la porte d’un Régiment de marche de la Légion, formé pour la circonstance, participant aux combats du triste printemps 1940, rembarqué vers l’Afrique du Nord, peut-être mêlé aux événements de Syrie, peut-être participant à Bir-Hakeim, au débarquement en Italie, à la libération de la France. J’imagine des actes de courage, des hésitations, des déchirements. Des colères, des pleurs, des victoires. 

J’imagine… Tout est possible par la seule force d’un mot, un sortilège : la Légion. 

Légionnaire de première classe d’honneur, je suis parfois interrogé sur ce qui m’attache à cette troupe, les raisons de ma sympathie. Les suppositions vont bon train, pas forcément exprimées d’ailleurs. Elles tournent autour d’une hypothèse : une vocation ratée, une vie fantasmée, le besoin d’une identité d’adoption dans une troupe prestigieuse par sa généalogie et son histoire. J’ai la chance de posséder quelques souvenirs familiaux qui rassasient, si besoin existait, mon aspiration à admirer. Si j’étais orphelin d’une condition que j’ai savourée durant mon service militaire, je me serais tourné vers la réserve opérationnelle dans un régiment étranger, m’y serais impliqué, heureux et fier d’en devenir un enfant adoptif.

La raison est autre, à la fois plus simple et plus difficile à définir. L’écrivain que je suis, le journaliste, le lecteur assoiffé, tout en moi a depuis près d’un demi-siècle besoin de sa ration d’aventures, comme l’ivrogne de son vin. Je suis, pourquoi le cacher, ce que le romancier Pierre Mac Orlan avait défini comme un “aventurier passif”. Pourtant cette formule ne me convient guère. Passif ? Rien de moins passif qu’un écrivain. Il rencontre, il écoute, il médite, il couche sur le papier pour rendre tout ce qu’il a saisi, enrichi par sa sensibilité et son imagination. Mais on voit l’idée : un baroudeur par procuration. Qui vit, vibre, frissonne par le récit des autres. Le destin d’autrui, les heurs et malheurs qui me sont racontés sur un coin de table ou dans un train me nourrissent amplement.

Voilà, mon compagnonnage avec la Légion a pour explication son immense réservoir romanesque, fruit de son ancienneté et de l’originalité de son recrutement. Prenez le brigadier Battaglia, ayant servi au 1er REC et dans un RMLE, avec honneur et fidélité entre 1944 et 1948. Jusqu’en 1943, le matricule 16 377 avait été sous son nom, Giuseppe Bottaï, un des responsables du régime fasciste italien, acteur de la marche sur Rome et ministre de l’Éducation. Un hiérarque devenu simple légionnaire pour expier son égarement, un homme d’honneur que son engagement sauva après le retour de la paix. Quel roman que sa vie ! D’accord, songera-t-on, mais c’était la guerre, période propice aux péripéties les plus invraisemblables.

Le monde moderne est plus calme, plus ordonné aussi. Permet-il encore ces parcours sinueux, ces coups de théâtre dans une existence ? Prenons deux légionnaires au milieu des années 1990 formant un binôme inséparable. Un jour l’un déserte : la guerre civile vient d’éclater sans son pays. Il prend les armes, crée une milice à la sinistre réputation, et ira jusqu’à assassiner un dirigeant politique, ce qui lui vaudra un mandat international à son nom. L’autre entre dans la Police nationale. Pensez-vous que leurs trajectoires opposées, antinomiques même, vont séparer les deux amis ? Un officier de police peut-il fréquenter un criminel ? Ils se reverront, leur complicité intacte.

Pour le romancier, ces histoires sont une bénédiction : rapportées, même de façon fleurie, elles lui mettent sous les yeux des vies d’hommes jamais écrites d’avance. Un légionnaire, pendant son temps de service ou après celui-ci, peut tout remettre en question sur un coup de tête : une rencontre, un souvenir qui lui revient comme une mouche le piquerait, un coup de cafard, et il se lève, prend sa veste à la patère, quitte le domicile conjugal et se rend à la gare. Direction… là où le mènent ses rêves.

Notre époque est travaillée par le démon de la transparence. Elle veut tout savoir de chacun, elle veut tracer : par le téléphone portable, la carte bleue, les réseaux sociaux. À cette tyrannie technologique, la Légion oppose le secret, l’anonymat, la deuxième chance. Elle protège les zones d’ombre de ses hommes, non par complaisance ou faiblesse mais parce qu’elle pense qu’un homme vaut mieux que ses fautes. Cette théologie laïque convient bien à l’écrivain qui a besoin pour ses romans d’hommes tout en creux et en bosses, qui a surtout besoin d’en préserver le mystère pour les rendre attachants et pour éclairer son lecteur sur la nature humaine. La Légion lui fournit des personnages et une intrigue. Pour parodier le philosophe, rien de ce qui est humain ne lui est étranger... Quelle aubaine.

Les régiments de Légion sont couverts de décorations qui renvoient à leurs faits d’armes au Mexique, en Afrique ou en Extrême-Orient. À la croix de la Libération ou à la croix de Guerre, il faudrait qu’un président de la République, s’avisant des services qu’elle a rendus à la littérature, y ajoute les Arts et Lettres. Seuls les imbéciles souriraient. Les lecteurs d’Apollinaire, Kessel, Leblanc, Bernanos,  eux, comprendraient

Étienne de Montety,  légionnaire de 1re classe d'honneur