Par Sarah Finger — 22 février 2017 à 19:26- Libération
Les écoles pleines, le commerce reboosté… Sur le plateau aveyronais qui fut un haut lieu antimilitariste dans les années 70, l’arrivée de 715 légionnaires avec leurs familles est bien vécue par une majorité d’habitants du village vieillissant de La Cavalerie. Le collectif Gardem Lo Larzac, lui, ne décolère pas.
Cela fait tout juste un an qu’ils ont débarqué avec armes et bagages, qu’ils ont posé ici leur barda et leur paquetage. Nous sommes sur le Larzac, dans le camp qui a déclenché une épique lutte antimilitariste dans les années 70. Mais cette époque semble bien révolue : l’arrivée de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) n’a pas provoqué d’émeute. Les militaires n’ont pas été accueillis à coups de cailloux, ni chassés à coups de fourche. Bien au contraire. «Ça se passe très bien, affirme le colonel Simon d’Haussonville, commandant en second du camp. Les élus se réjouissent de notre installation, et la plupart des habitants aussi.»
Boutique de tatouage
On le croit d’autant plus facilement que l’arrivée de la Légion semble avoir réveillé La Cavalerie, ce village vieillissant de l’Aveyron, engourdi par le froid au moins six mois par an, et sur lequel est implanté le camp militaire. Aujourd’hui, avec des légionnaires de 75 nationalités différentes, on entend parler russe ou hongrois dans les rues. L’église a refait le plein, et avec elle les cours de catéchisme pour les enfants des familles de légionnaires. Des maisons se construisent, les deux boulangeries fonctionnent à plein régime, les restaurants servent des repas ouvriers à tour de bras, la pharmacie ne se plaint pas, ma foi, les professionnels de santé non plus… Une boutique de tatouage devrait même se monter, sans doute appâtée par ce régiment de dos et de biceps à décorer. L’arrivée de la Légion, c’est aussi pain bénit pour les artisans et les entreprises locales. Car depuis quelques mois, le camp militaire s’est transformé en un vaste chantier : «Il nécessitait une remise à niveau urgente, explique le colonel Simon d’Haussonville. Il fallait en outre construire sept nouveaux bâtiments et une zone technique, afin de loger et de faire vivre 1 300 personnes. L’Etat investit ici 150 millions d’euros et tout a été fait par la Défense pour que les entreprises locales réalisent le plus gros du travail.» Au supermarché du coin, on se réjouit aussi. Le magasin s’est agrandi, le nombre de salariés s’est étoffé, le chiffre d’affaires a progressé de presque 10 % en un an. «Avant, les troupes de passage nous faisaient travailler, mais là c’est autre chose, raconte Gilles Tulsa, le patron. La clientèle a rajeuni. La Légion a changé notre quotidien, et apporté de l’oxygène à tout le Sud Aveyron.» Epinglée près des caisses, une petite annonce pour des cours de français souhaite la «bienvenue aux familles de légionnaires».
En 2013, La Cavalerie comptait un millier d’habitants (1 064 exactement). Depuis, et en un an seulement, la population a doublé : 715 légionnaires et 165 familles ont déjà rejoint le Larzac. Dans les semaines à venir, la barre du millier d’hommes sera allègrement franchie : 340 militaires supplémentaires vont débarquer, avec 80 familles dans leurs bagages. A terme, la 13e DBLE réunira 1 300 légionnaires. Un vrai raz-de-marée, dans une zone aussi peu peuplée que le Larzac.
Familles nombreuses
«C’est vrai, c’est énorme. Les chiffres annoncés au départ par l’armée étaient des chiffres planchers. Nous n’attendions pas autant de familles», reconnaît le colonel Jean-Michel Monbelli-Valloire. Cet officier commandait jadis le camp du Larzac. Aujourd’hui retraité, devenu adjoint au maire de La Cavalerie, il est le trait d’union entre les gradés et les collectivités, entre le jargon militaire des uns et les contraintes administratives des autres. Bref, il gère en mairie, au quotidien, tout ce qui touche à l’installation de la Légion. Une mission qui n’est pas de tout repos.
Car ce que les acteurs locaux n’avaient pas prévu, c’est la taille des familles de légionnaires venues s’installer ici - avec cinq, six, voire sept enfants. Résultat : les écoles de La Cavalerie sont pleines. «On a entamé l’extension d’une des écoles primaires, et on vient de créer une classe de maternelle. Mais on a un vrai problème d’accueil pour la petite enfance : la halte-garderie est saturée», raconte Jean-Michel Monbelli-Valloire, qui se souvient qu’«en décembre, 14 épouses de légionnaires étaient enceintes…»
Loger tout ce petit monde est aussi devenu un casse-tête. Car si les légionnaires célibataires habitent dans le camp, les autres s’installent en ville. «Nous sommes confrontés à de gros problèmes, poursuit l’adjoint au maire. Quatre lotissements sont en cours de construction à La Cavalerie, soit une soixantaine de villas, et autant dans les villages alentour. Mais d’ici la fin des travaux, il faut trouver un toit à ceux qui arrivent.»
Les logements vacants ont subitement pris de la valeur. Des héritiers qui avaient délaissé leurs biens durant des années les ont retapés pour les remettre sur le marché. Un ancien hôtel, en vente depuis des lustres, a soudain trouvé preneur. Car les légionnaires ne font pas que louer : certains, notamment ceux en fin de carrière, comptent s’installer ici pour de bon. «Avant, au service urbanisme, on voyait passer quatre dossiers par mois, maintenant c’est quatre par jour», résume Jean-Michel Monbelli-Valloire. Une aubaine pour tout le monde. Quoi que…
Réunis à quelques kilomètres de La Cavalerie, des membres du collectif Gardem Lo Larzac ne décolèrent pas. Comme le relatait Libération en octobre 2015, la dizaine de paysans-militants formant le noyau dur de ce collectif s’est mobilisée dès l’annonce de la redensification (le terme officiel) du camp. Ces citoyens antimilitaristes dénoncent la présence pesante de la Légion, critiquent sa «dimension colonialiste», condamnent les tirs d’exercice intempestifs et les manœuvres en extérieur.
«Ils ont des muscles de culturistes»
«Nos élus nous avaient promis que les militaires resteraient dans l’enceinte du camp et ils ont menti», s’indigne Gilles, 57 ans, dont 18 passés sur le Larzac. «C’est pourquoi nous avons lancé l’opération alerte képi blanc : dès qu’un riverain aperçoit un militaire en manœuvre en dehors du camp, il le prend en photo et publie l’info sur notre site internet.»
Les militants réunis dans ce mas, à quelques kilomètres de La Cavalerie, estiment que l’armée n’a jamais été le poumon économique du Larzac. «Il y a aujourd’hui ici plus de paysans qu’il y a quarante ans et on nous dit que c’est la Légion qui va nous sauver !» s’emporte Gilles. «C’est vrai, toutes les fermes sont actives alors que beaucoup étaient à l’abandon dans les années 60», confirme Christine, qui s’est installée ici il y a bientôt quarante ans.
Tous sont un peu amers, et regrettent que «les anciens du Larzac», ceux qui avaient lutté autrefois contre l’extension du camp militaire, à commencer par le «camarade» José Bové, ne se soient pas eux aussi positionnés contre cette «invasion». «Du côté des anciens, c’est un silence assourdissant, déplore Gilles. La Légion, ça ne les fait pas réagir.» Mais qu’importe, la lutte continue. «Le 18 juin, nous avons organisé la journée "Larzac debout" avec une marche antimilitariste, des conférences et une grande fête. On a eu 300 à 400 personnes, raconte Christine. On compte remettre ça en septembre.»
Des légionnaires, ils en ont tous croisé, au détour d’un café ou au supermarché. «On les reconnaît, même en civil, ils ont des muscles de culturistes, le crâne rasé, et entre eux ils s’appellent "chef"», raconte Camille. A ses côtés, Christine lâche, dans un soupir : «On n’a rien contre eux, mais c’est ce qu’ils représentent.»