«La Légion étrangère, une fierté française», par Sylvain Tesson (Figaro Magazine).

"La Légion étrangère, une fierté française ! ". Le titre barre la couverture du Figaro Magazine et précise "Les secrets d'un modèle d'assimilation" et "Sylvain Tesson dans la jungle avec les bérets vets"... de quoi étancher votre soif d'information avec un article exceptionnel de justesse et de profondeur.

Loin des montagnes du Tibet, l’auteur de « La Panthère des neiges » a accompagné des unités de la Légion étrangère au cœur de la forêt amazonienne, en Guyane. Originaires de tous les continents, les hommes au béret vert y pourchassent les orpailleurs et s’entraînent dans des conditions extrêmes. Des étrangers assimilés au point d’être tous prêts à mourir peut-être un jour pour la France.

Par Sylvain TESSON - Le Figaro - 

« Demain, nous entrerons dans la forêt. » Une phrase comme un programme de vie. Le capitaine André m’accueille ainsi au Centre d’entraînement en forêt équatoriale (Cefe), au cœur de la Guyane française. Les légionnaires du 3e régiment étranger d’infanterie (REI) sont cantonnés depuis 1973 dans ce département d’outre-mer. Les ciels de pluie lavèrent le bagne de Cayenne jusqu’en 1953. Vingt ans plus tard, le drapeau de la Légion étrangère, « emblème apatride de la grenade à sept flammes », claquait dans les vents d’étuve, frappé de sa devise : « Honneur et fidélité ».

Le régiment maintient une capacité permanente d’intervention dans la zone des Caraïbes et protège le port spatial européen. Pendant qu’Ariane décolle vers le cosmos, des sections de combat traquent les orpailleurs illégaux infiltrés du Brésil, guidant les gendarmes au fond des jungles. ­Parfois, une colonne s’enfonce sous le couvert pour reconnaître les ­bornes géographiques de la frontière brésilienne, forme de pèlerinage à la déesse Souveraineté, au cœur des ténèbres.

Enfin, couronnant ses multiples missions, le 3e REI étudie et développe les techniques de la survie dans la forêt. Pour un béret vert, les tropiques ne sont pas tristes.

Une esthétique 

Depuis 1988, sur la rive gauche du fleuve Approuague, non loin de la frontière brésilienne, le « Cefe » reçoit des légionnaires, des recrues des régiments de Guyane, des élèves de Saint-Cyr, des forces spéciales et même des militaires d’autres nations pour suivre un stage d’aguerrissement dans la jungle. Au cours de cette formation unique au monde, les candidats n’étudieront pas les papillons. Ils apprendront à se déplacer, à s’orienter dans la grande matrice, à y durer pour s’y battre et pour s’en extraire.

Les installations du « Cefe » ressemblent à tous les postes de la Légion. Dans le Sahara, sur les atolls de corail, sous les selvas du Nouveau Monde, c’est la même esthétique : une architecture légère comme le vent, des pelouses au cordeau, des infrastructures peintes, des alignements. Le légionnaire ­débarquant à Glorieuse, Calvi ou Kourou se dira : « Je reconnais, je maintiendrai. » Toute place franche tient lieu de « chez-soi » à ceux qui n’ont nulle part où aller. Le génie du lieu légionnaire : un luxe modeste, une netteté de monastère.

Vue de la place d’armes du « Cefe », la ­forêt semble une couverture inerte, à peine moutonnée, silencieuse. ­L’Approuague coulant et souvent ­limoneux n’est là que pour laver les pieds de ce coteau. Mais quand nous passons la lisière, avec les 19 soldats du stage, conduits par les instructeurs slovaques, brésiliens, polonais et hongrois, nous entrons dans le temple d’un ordre biologique invisible de l’extérieur, une aventure organique avec sa splendeur et son poison.

Dans cette liturgie, tout est dévoration. Le vivant tue. Les arbres tombent et renaissent sur leur cadavre. La forêt se pousse dessus. Les bêtes sont armées de crocs, de rostres. La jungle vibre de toute la force de sa création destructrice. Et l’on songe aux conquistadores de Vicente Yáñez Pinzón projetés en armure dans ce carnaval de singes hurleurs avec, pour secours, la prière à un Dieu du plein soleil ! Les légionnaires sont mieux préparés.

Pendant un mois, les instructeurs apprennent l’alphabet de ce monde à leurs élèves. Déchiffrer le mystère vaut mieux que défricher son écrin. Les recrues amérindiennes ont appris aux légionnaires que la forêt est une déesse. Elle exige des préséances. Le chef slovaque : « Les esprits de la forêt doivent nous accepter. » « Selva ! » hurlent les légionnaires - cri de ralliement et de conjuration, cri de guerre et d’amour, ce qui est la même chose. La frondaison avale l’écho. La forêt ne retient rien.

La mécanique équatoriale est une dialectique : mangé, être mangé. S’enfuir, être rattrapé. Se cacher, repérer sa proie. Il est bon à un soldat de recevoir une leçon de biologie, c’est-à-dire de tactique. Dans ce magasin de la vie et de la mort, l’institution militaire a d’ailleurs puisé nombre des appellations d’appareils et de systèmes d’armes : « caïman », « félin », « jaguar ». « Opération boutons d’or » et « système agneau de lait » frapperaient moins.

Le livre de la jungle 

Pendant un mois, les instructeurs harassent les stagiaires et les éduquent à s’approvisionner aux Galeries ­Lafayette de la matrice organique. La forêt pourvoit tout à qui sait la lire. Le gîte, le couvert, les antidotes aux poisons qu’elle inocule. Les exercices se succèdent : pêche, piégeage, tressage de palme, confection d’abri, détection des essences nécessaires à la survie. Il faut retenir des informations vitales, belles comme des messages codés : « la canne-cochon est mortelle », « l’arbre-canon contient de l’eau potable ».

Parfois, retour aux entraînements sur les pistes de franchissement. Là, on demande la force, l’endurance, l’abnégation. Ne pas oublier que la Légion est une unité de combat, destinée au choc brutal et à la destruction de l’ennemi. « Nous sommes un rouleau compresseur », me dit plus subtilement le lieutenant-colonel Montull, bras droit du chef de corps. Les hommes lavés par un mois de séjour dans la soupe atmosphérique doivent prouver qu’ils ont encore en eux les ressources d’une pugnacité insoupçonnée. Ils franchissent des douves de boue portant un blessé attaché à un tronc, rampent, courent, nagent, sautent et se terrent sous la dégelée d’objurgations de leurs cerbères, aboyées dans un sabir argotique qui a été sédimenté par des décennies de recrutement de nationalités diverses. « Davaï, camarade, tu ne veux tout de même pas abandonner », crie l’instructeur russe à une recrue brésilienne des chutes d’Iguazú dont le visage maculé de boue laisse rouler deux yeux à la Otto Dix, désespérés de fatigue. Les instructeurs préfèrent plier leurs élèves à une sévérité théâtrale plutôt que de se morfondre un jour de ne les avoir pas assez entraînés. Malgré l’abandon ou l’évacuation de quelques-uns d’entre eux, les stagiaires recevront dans dix jours l’insigne de « spécialiste forêt » frappé d’un jaguar, souvenir d’une épopée personnelle.

Quand le verbe se fait cher 

Un jour, les stagiaires sont livrés à eux-mêmes avec pour tout viatique un hameçon, un coupe-coupe, un briquet. Pendant deux jours, ils devront mettre en pratique les théories. Leur faut-il se réjouir d’être débarrassés de leurs tourmenteurs ou se lamenter de devoir leur liberté au parachutage en enfer ? La vibration des moteurs des embarcations qui les ont déposés s’estompe. Ils sont seuls, en pleine jungle. Spectacle d’une communauté réduite à un parfait degré d’égalité. Très vite, se manifeste l’antique mécanique de hiérarchisation. Sans offenser l’idéal démocratique, avouons-le : en quelques secondes se distinguent ceux qui commandent, ceux qui obéissent, ceux qui font bande à part, ceux qui prennent l’ascendant, ceux qui voudraient le prendre. L’autorité naturelle est un principe sublime, car elle fonde l’inégalité des hommes en s’appuyant sur la légitimité de la compétence et de la valeur innée. Le moment ressemble aux romans de naufrage du XVIIIe siècle où se réinventaient les sociétés humaines sur des bancs de galets.

Alors, le miracle s’opère ! Car ces stagiaires des quatre vents s’organisent, bâtissent leurs abris et construisent leur radeau, s’entendent et collaborent dans la seule langue autorisée : le français. Le verbe est le ciment, l’essence de leur unité, le signe d’appartenance. Le logos est l’instrument de la relation humaine, première des sciences politiques. Quand la langue s’effondre, les sociétés se disloquent.

Entendre ces hommes du monde s’apostropher ou s’encourager au bord des fleuves impassibles dans un français tenu, parfois chantourné, entrecoupé d’obscénités est un hommage rendu au français. Ces phrases offrent la vraie musique d’une langue vivante. Il y a plus de poésie chez l’homme « sans nom » disant à son camarade « tranche cette palme à ta putain de guise » que chez le manager de nulle part dégoisant dans son infralangage cybermercantile qu’il va « gérer le dossier sur comment rendre le monde meilleur ».

L’acquisition du français est l’une des excellences de la Légion. Le verbe est la chair de cette communauté de solitaires, cette unité de diffractés. Neuf recrues sur dix ne parlent pas un mot de français en signant l’engagement. Quatre mois après l’intégration à Castelnaudary, au centre de formation des engagés volontaires, ils savent un demi-millier de vocables, peuvent se faire comprendre. Le processus est lancé, l’apprentissage se fera.

Sous l’abri de palmes monté en quelques heures, les recrues me racontent pourquoi elles ont signé. Chacun me dit sa vie, son pays natal, et cette nouvelle naissance, le jour de l’intégration.

L’aventure et le pardon 

Pour Jaimé, le Panaméen, c’est une école qui enseigne à parler une langue, à obéir, à commander peut-être un jour, à se battre, c’est-à-dire à vivre, ce qui est plus noble que survivre - l’un n’étant que l’instrument de l’autre.

Pour son camarade moldave, c’est un refuge après l’errance. La Légion n’est pas une cellule de blanchiment des crimes ! On n’efface pas son casier judiciaire en y entrant. Si elle n’accepte pas de criminels, l’unité sait remettre certains forfaits et offre une seconde chance après les années de perdition. On repart de zéro, affublé d’un nouveau nom, porte fermée sur les anciens souterrains.

Pour Andrei, à l’accent russe, c’est « une patrie intérieure », ce territoire de soi-même où l’on a loisir de s’imaginer un destin, de moissonner des souvenirs et de rencontrer des camarades à qui les raconter. « C’est une porte toujours ouverte pour les désespérés », me dit-il un soir où il me flanque une raclée aux échecs.

Pour Luis, le Brésilien, c’est la possibilité d’échapper à l’ennui. « Voir du pays », dit-il. Voir du pays, c’est le résumé d’une vie de légionnaire qui aura traîné ses guêtres dans les bleds, les jungles, connu des aubes glorieuses et des gourbis sordides, fera du monde sa propre exposition universelle pleine de souvenirs, d’amours passagères et d’amitiés sincères, de coups de feu, de poing et de tabac, dans des paysages à faire prendre conscience qu’on a une âme et qu’elle peut parfois se fendre. C’est cela, « l’aventure », dont tous - Armand, Igor, Sonam - répètent le nom, sésame d’une vie tenue. L’enfant veut des îles aux trésors et des forêts de Sherwood. La Légion propose d’accomplir ce rêve avec la grâce des années d’écoliers en moins mais l’épaisseur des vies d’adultes en plus !

La Légion, c’est l’espoir que les rives défilent, que les vents se lèvent, que les ciels se cloutent, que les bouchons sautent, que les coups partent, bref que les fenêtres s’ouvrent et qu’on n’entende plus les surveillants généraux d’une société de chiourmes nous seriner tous les matins dans les haut-parleurs de nos vies privées : « Restez chez vous et prenez soin de vous. »

Parce qu’elle charrie ce limon de destins déchirés et de vies couturées, la Légion est un objet littéraire. Blaise Cendrars, Ernst Jünger, Pierre Mac Orlan en furent. Ils la quittèrent et s’en firent les chantres. La littérature, c’est la vérité et ce corps ne ment pas. Aujourd’hui, Étienne de Montety, écrivain et historien des « hommes irréguliers », continue à tenir le greffe du roman vivant de la Légion, et c’est autour du feu, où mijote le pauvre petit poisson qui constituera la seule ressource des dix stagiaires de mon abri, que j’apprends l’élection à l’Académie française du poète ­François Sureau, officier de réserve de la Légion qui n’est pas étranger au monde des rizières jaunes, des villes chaudes et des nuits blanches.

La traque 

Sur la piste Bélizon, reliant la route nationale au village de Saül, au kilomètre 7, une dizaine de légionnaires cantonnent dans des baraquements. Ils font partie des 116 hommes que le 3e REI déploie en permanence dans la lutte contre l’orpaillage clandestin. C’est la mission « Harpie », mise en œuvre en 2008. Dans le carbet abandonné d’une scierie, le lieutenant ­Bertrand commande son détachement. La troupe ressemble à une délégation de l’ancien bloc de l’Est de l’Unesco : un Kirghize, deux ­Ukrainiens, un Ouzbek, un Slovaque, un Moldave, un Afghan et un ­Hongrois. Quelques gendarmes somnolent et rêvent à des radars routiers dans une cahute voisine. En kayak, à pied, en véhicule tout-terrain, les ­soldats mènent pendant deux mois des infiltrations « dans la profonde ». Ils quadrillent leur zone, patrouillent et réussissent parfois à fondre sur une zone active où les garimpeiros, ces chercheurs d’or clandestins, n’auront que le temps de faire disparaître leurs outils dans les puits d’extraction. La procédure est immuable. Les bérets verts saisiront ce qu’ils peuvent, ­détruiront les machines. Les gendarmes dresseront des procès-verbaux frappés de la mention « obligation de quitter le territoire français ». Ces sommations aimables ne seront pas respectées, les orpailleurs déplaceront leurs mines. Au Brésil, ces chercheurs d’or seraient passés par le fond des Rios. En Guyane, ils reprendront leurs fouilles, les légionnaires leurs ­patrouilles, les gendarmes leurs admonestations. Le fleuve continuera de couler. Le lieutenant qui a étudié les présocratiques est un habitué des ­recommencements. « Oui nous rentrons souvent bredouilles. Et alors ? ­Notre présence maintient l’inquiétude. Au moins les illégaux ne travaillent-ils pas dans la sérénité. » Et quand on lui ­demande s’il n’a pas l’impression de s’en prendre à des malheureux ­damnés de la terre, il rétorque : « Je n’ai pas de pitié pour eux. Ce sont des ­enfants de la forêt, ils souillent leur mère, exploitent les filles, pillent et dévastent. » Le mythe du Jean Valjean des frondaisons ne tient pas. « La forêt est sacrée : je traque ses profanateurs. »

Lieutenant schoendoerfferien 

Retour au poste après la destruction d’un camp où les légionnaires ont débusqué une mine de clandestins brésiliens, au terme d’une infiltration nocturne de 35 kilomètres en kayak. Le poste du « kilomètre 7 » ressemble à un rêve de Jean Raspail : quelques hommes de la rose des vents, jetés au bout du monde, accomplissent de vieux gestes et entonnent une conversation immémoriale où il est question d’amitié et d’aventure. Là, le lieutenant Bertrand prépare les projections prochaines. Il les mènera à pied, depuis une ancienne mine légale, nommée « la boue ». Il instruit son sergent. Il dessine le plan d’action sur ses cartes. Il parle à ses hommes. Il mène son monde. Il tient son empire, empire du vide, empire sur soi. Il règne sur sa guilde d’anarchistes disciplinés, « band of brothers » sans Henri V, qui auraient enfin trouvé un corps pour fixer leur âme et contenir leur jeunesse entre le triple blindage de l’action, de la discipline et de la légende.

Le carrefour des quatre vents 

Le fortin protège une idée, la famille absorbe les identités : c’est la Légion. Le lieutenant : « Ce commandement de reclus de clairière était mon rêve. Les hommes viennent ici après une rupture. Parce qu’ils sont déracinés, ils ont une capacité à tout supporter, doublée d’une soif d’excellence. » Lui-même, ancien élève de l’École normale, traducteur de Lucien de Samosate, a quitté les humanités antiques. Peut-être était-il lassé des abstractions et des conversations byzantines ? Il ne me le dit pas. Tel Rimbaud raccrochant la poésie pour empoigner le réel, il a laissé son Gaffiot (le dictionnaire français-latin) et fait son sac pour rejoindre l’école de l’action pure et des mots qui ne se paient pas d’eux-mêmes. Le lieutenant Bertrand possède, à 26 ans, en équilibre sur son parapet, plus de pouvoir réel qu’un ministre de la République chargé de « gérer » (comme ils disent) des flux qui lui échappent.

Autour du feu, avant de me glisser sous la moustiquaire du hamac, je rejoins des Slaves avec leur air de loups traqués, des Gurkhas silencieux qui semblent flotter dans des fumées, des Asiatiques qui ne dépareraient pas dans La Voie royale, des Brésiliens de la forêt-mère, et, parfois, je croise l’adjoint du capitaine André, le capitaine Zoltan, un Hongrois, suffisamment âgé pour en vouloir aux Russes d’avoir été des Soviétiques mais trop intelligent pour soupçonner ses hommes d’être autre chose que ses frères d’armes. La Légion offre l’écho vivant des projections de la France dans les directions de l’Histoire, des croisades aux Empires, des colonies aux rayonnements récents.

Deuils et gloires 

Depuis 1831, date de la création du corps, chacun des « hommes sans nom » est un coquillage laissé sur le rivage par la marée. Le Rivage c’est la Légion, la Marée, c’est le Temps. Le recrutement connut la décennie des Espagnols, puis des Allemands, puis des Russes, puis des Chinois. Cela dépend des trous d’air de l’actualité du monde. Et si ces soldats parviennent à se côtoyer et à se mettre au garde-à-vous devant un drapeau, c’est parce que l’homme vit de récits et pas seulement d’allocations. La Légion offre les deux. Elle pourvoit une situation administrative en même temps qu’une légende. On la rejoint et l’on se retrouve héritier de sa mémoire, de ses deuils et de ses gloires, de ses Camerone et de toute cette ferblanterie glorieuse et dérisoire qui constitue un passé, cette brocanterie de fanions et d’insignes qui raconte une histoire. Le récit permet de sortir de soi et de devenir quelqu’un ! Et que celui qui ne s’accommode pas de ce passé sorte du rang et rentre chez lui.

« La Légion insulte notre modernité », résume le lieutenant-colonel ­Montull. Elle réussit le miracle du « vivre-ensemble », pieuse expression ânonnée par les dirigeants politiques qui espèrent que son incantation amènera la chose. Composée à 90 % d’étrangers, commandée par des Français, la Légion réussit à convaincre des hommes de se battre pour des couleurs qui ne sont pas les leurs. Pour cela, elle leur demande de les aimer, du moins de les saluer. « Vivre ensemble » est un slogan de salade verte s’il n’est pas augmenté de la ­possibilité de faire de belles choses ensemble, de s’inscrire dans une ­généalogie, d’avoir une place dans une communauté de frères morts et vivants. Légion, notre patrie !

Esprit de sacrifice 

Quand la triple question de ce que l’on fait de soi-même, en quel lieu et avec qui se voit comblée d’une réponse aussi riche, cela mérite que l’on y sacrifie un peu de son repos, de son confort, de ses prérogatives et de ses revendications.

La Légion donne beaucoup au soldat qui la rejoint et lui demande beaucoup en retour. Cela s’appelle une conversation entre l’individu et la ­société, entre les droits privés et les devoirs publics. Cela devrait être le fondement de tout contrat social. Mais par un concours étrange, la France ­civile qui a pourtant inventé ce corps ne demande plus aujourd’hui à ses enfants de lui rendre grâce.

Pire ! La République vient en aide aux nécessiteux à qui il sera donné - en plus du droit légitime à une existence décente - le droit de cracher sur le samaritain qui la leur procure. Quelle stupeur !

Sous 5 Républiques et sous 80 rois, le pays a laborieusement élaboré un semblant d’unité. Il semble nécessaire aujourd’hui à certains esprits de brader cette marqueterie au nom d’un dogme : la diversité. Mais la diversité sans contrepoint d’unité revient à vouloir composer un vitrail à coups de marteau.

Unité de désunis 

La glorification des particularismes, l’exaltation des minorités ne créent pas un ensemble mais un agrégat. La Légion étrangère n’est pas une légion d’étrangers !

Comme ils seraient étonnés, ces garçons des déserts et des jungles, de savoir que les Français répugnent parfois à exprimer la moindre affection pour la patrie dont ils sont débiteurs. Banalité humaine : ceux qui ont quelque chose à foison en font toujours peu de cas. La communauté de solitaires, la société d’asociaux, l’unité de désunis, elle, n’a pas le luxe de mépriser ce trésor dont elle manquait : l’unité.

On ne désire pas que la société civile imite la Légion. Un gouvernement martial n’est pas une panacée ! En outre, un modèle destiné à 10 000 hommes ne fonctionne pas pour 80 millions. Olivier Rey nous l’a appris : quand un système change de taille, il change de nature. Mais sans servir de modèle, la Légion peut inspirer le politique. N’offre-t-elle pas la preuve que l’union du disparate est possible lorsqu’on glorifie ce qui rassemble au lieu d’exalter ce qui fragmente ? La Légion dure dans un monde éphémère, unit dans un monde qui sépare et oublie dans un monde qui archive. C’est pour cela que la Légion marche. La République, elle, boîte.

La Légion va où les autres ne vont pas. C’est l’une de ses fiertés, c’est l’un de ses slogans. On pourrait rajouter qu’elle reste quand tout le monde est parti. « Être et durer », disent les bérets rouges. S’enfoncer et demeurer, pourraient répondre les verts. Pour me remettre de ce séjour au pays des mygales et des Moldo-Valaques, je gagne l’île Saint-Joseph, à un jet de mortier des autres îles du Salut. La Légion surveille l’île, propriété du centre spatial. L’ancien bagne, mangé de lianes, achève de se désagréger au sommet du monticule. Des araignées posent des scellés sur les portes crevées. Tous les matins, deux légionnaires lèvent les couleurs. Le tissu froissé par l’alizé symbolise l’État, c’est-à-dire une volonté. En théologie, on appelle « présence réelle » la flamme du cierge, incarnant la transcendance sous la voûte de pierre.

Cérémonials 

Les moines, les vieux savants, les gardiens de phare ou de musée accomplissent une fonction similaire. Ils conservent une vibration abstraite, loin de son foyer originel : la science, la foi, l’art. Toute création intangible a besoin d’être veillée.

Les clercs sauvèrent les manuscrits grecs quand les barbares passaient sur l’Empire. C’est ainsi que je vois ce matin le vieux caporal-chef qui œuvre à des cérémonials, moqués chez moi, à Paris. Le lever des couleurs, le salut au drapeau, l’entretien des tombes ! Un jour, les anciennes énergies en sommeil se réveilleront sur mon continent. « Ils reviendront les dieux que tu pleures toujours », dit Nerval dans Delfica. « Ma mémoire est un chant sans appoggiature », renchérit Aragon.

Paradoxe de la Légion : demander à des étrangers de sauvegarder les échos d’une vieille idée de la France en attendant qu’elle sorte de sa dormition. De l’autre côté de l’Atlantique, les Français n’ont plus la force d’opérer les tendres gestes de la vénération patriotique. Il faut que d’autres s’en chargent pour eux. Ce n’est pas tout d’avoir la possibilité d’une île. Il faut quelqu’un pour la garder. Un jour, nous serons peut-être heureux de savoir que des hommes venus des lointains se sont occupés de veiller sur un pays qui ne s’aimait plus mais qui a eu le génie d’accepter que d’autres hommes l’aiment à sa place !  

Sylvain TESSON

NB : Retrouvez l'article sur le Figaro, avec les photographies de Thomas Goisque

| Ref : 717 | Date : 01-03-2021 | 48151